Jean-Gabriel Gaudeboeuf est mon arrière-arrière-grand-père (AAGP). Il est né le 22 décembre 1850 à Bordeaux. Il est le fils légitime de Pierre Gaudeboeuf et de Elisabeth Corral.
Dès son enfance, le sort s’acharne sur sa famille. En l’espace de sept ans, la mort les frappe plusieurs fois.
En 1856, il est alors âgé de 5 ans quand il perd un de ses plus jeunes frères. Le 16 mars 1862, il n’est âgé que de 11 ans lorsque son père Pierre Gaudeboeuf décède. Celui-ci laisse un bébé posthume, Marie Jeanne Gaudeboeuf qui est née le 7 juillet 1862. Dans son acte de naissance, il est clairement mentionné « fille posthume de ». Elisabeth Corral est enceinte d’au moins 5 mois quand son mari décède. Dans le cas d’un bébé posthume souvent se pose la question de la filiation biologique. Dans ce cas précis le lien paraît plutôt évident.
La série noire ne s’arrête pas là puisque la grande Faucheuse ôte la vie à son plus jeune frère en 1863. Sa mère Elisabeth Corral a élevé seule les trois enfants survivants. Il était alors l’aîné des enfants et sûrement soutien de la famille puisque sa mère était veuve.
En 1888, il se marie avec Noélie Héris. De cette union naîtront 3 enfants dont la première ne survivra pas. Tout semblait réuni pour qu’il mène une vie heureuse avec sa femme et ses deux autres enfants. En 1895, il perd sa mère celle qui avait tant pris soin de lui. Pour lui, cette épreuve a dû être très douloureuse. Le 24 mars 1896, Jean-Gabriel Gaudeboeuf décède à son tour laissant sa femme, un garçon de 4 ans et 3 mois et une fille d’un an et 9 mois. Le dicton dit qu’on se marie pour le meilleur et pour le pire. Noélie a connu le « pire » (un article lui est consacré à la lettre O comme Où es-tu Noélie ?).
Attention, cette histoire n’est malheureusement pas finie. Ma grand-mère m’avait raconté que son grand-père Jean-Gabriel Gaudeboeuf s’était suicidé en se jetant d’un pont à Bordeaux. Je lui avais demandé : « Tu es sûre de toi mamie ? » Elle était affirmative vu qu’elle tenait ces informations de sa mère. J’avais voulu savoir les raisons de son geste. Voici ce qu’elle m’avait répondu : « il ne supportait plus de vivre avec les images horribles de la guerre qu’il avait fait ».
Dans son acte de décès, il n’y a aucune mention de la circonstance de sa mort ou d’un suicide. Par curiosité, j’ai demandé au diocèse de Bordeaux de me faire parvenir l’acte des obsèques religieuses de Jean-Gabriel. Je n’ai pas été déçue, une indication y était mentionnée. Elle signalait que sa mort n’était pas naturelle. J’en conclu que ma grand-mère détenait des informations véridiques. Sur cet acte est stipulé, qu’il est « décédé […] dans ladite paroisse, Morgue ». Le mot « morgue » peut indiquer un décès accidentel, comme un accident de la circulation ou une noyade, mais aussi une mort violente comme un suicide, un assassinat ou encore une émeute. On exposait à la morgue ces personnes afin qu’elles puissent être reconnues. On gardait les corps autant de temps que la température pouvait le permettre.
Son corps a été réclamé par la famille puisqu’il y a eu une cérémonie religieuse et qu’il a été inhumé le 26 mars 1896 au cimetière de la Chartreuse.
Examinons de plus près son acte de décès. Les témoins qui ont comparus pour déclarer la mort de mon trisaïeul sont des employés du quai de la Grave. Il s’agit en réalité des employés de la morgue. Augustin ou Auguste Roy était gardien de la morgue de 1883 à 1909. Les Roy étaient gardiens de la morgue de père en fils. Tout commença avec Aimé Roy de 1861 à 1883, puis son fils prit la relève et enfin son petit-fils Charles de 1909 à 1935. Dans un article de la Petite Gironde datant de 1935, il est spécifié qu’il existe des registres de la morgue dont les plus vieux datent de 1866. Les archives départementales de la Gironde ne les ont pas. Existent-ils encore ? Ce n’est pas sûr. Lorsqu’il y a un suicide, il y a une enquête et normalement des rapports sont établis. J’ai par conséquent cherché mon AAGP dans les registres de la police et de la gendarmerie, sous-série 4M. J’ai trouvé divers suicides mais pas le sien pour le moment. Si jamais je venais à faire des trouvailles dans les mois à venir cet article serait alors complété.
Emplacement du quai de la Grave sur Bordeaux
Ma grand-mère m’avait précisé qu’il s’était élancé du pont de Pierre. Le quai de la Grave à Bordeaux est effectivement situé près du pont de Pierre (image ci-dessus). Celui-ci est proche de la Basilique Saint-Michel, là où ont été célébré les obsèques religieuses de Jean-Gabriel Gaudeboeuf. Les informations détenues par ma grand-mère s’avéraient encore exactes. Jean Gabriel Gaudeboeuf s’était suicidé par submersion. En 1899, on compte 8 952 suicidés en France. Pour la majorité il s’agit d’hommes, les 2/3 habitent les agglomérations de plus de 2 000 habitants. Les moyens utilisés sont essentiellement la pendaison, la noyade et les armes à feu.
L’Eglise catholique réprouvait un tel acte. Afin d’obtenir des funérailles religieuses, la famille devait prouver que l’acte avait été commis dans un état de folie. Un médecin ou officier de santé devait l’attester par un certificat. Noélie a-t-elle été obligée d’en fournir un ?
Autre questionnement : quelle guerre avait pu avoir un tel impact sur mon aïeul ? Dans mon esprit, lorsque j’étais enfant et que l’on évoquait les horreurs de la guerre, il s’agissait soit de la Première Guerre Mondiale, soit de la Deuxième Guerre Mondiale. Mon aïeul n’avait pu participer à aucune des deux. La réponse se trouve dans son matricule militaire. Il s’agit d’une guerre que nous avons tendance à oublier ou à minimiser, la guerre franco-prussienne de 1870 dite « l’année terrible ».
Cette guerre bien que brève a eu des conséquences désastreuses. Elle fut déclarée le 19 juillet 1870. Le traité de paix fut signé le 10 mai 1871 à Francfort. C’est à cette défaite cuisante que la France perdit l’Alsace-Lorraine. La France avait mobilisé moins de 300 000 hommes. L’armée était composée de réguliers, d’engagés volontaires, de gardes nationaux mobiles et de corps-francs.
Jean-Gabriel Gaudeboeuf a été affecté au 5e bataillon, de la 7e compagnie de la Garde Nationale Mobile de la Gironde. Il était juste dans sa vingtième année. Il s’agit des jeunes gens aptes qui avaient tiré « un bon numéro » mais qui n’étaient pas affectés dans l’armée active ou la réserve. C’était normalement des auxiliaires envoyés à la garde des places, des frontières et des côtes.
Jean-Gabriel fut mobilisé à partir du 1er octobre 1870 jusqu’au 26 mars 1871. C’était donc un « moblot ». Il faisait partie des 15 609 hommes mobilisés dans la Garde Nationale Mobile de la Gironde. La ville de Bordeaux comptabilisait à elle seule 7 667 hommes. Selon le décret sur l’organisation de la Garde Nationale mobilisée (sous-série 4 R), un uniforme était obligatoire. Jean-Gabriel devait porter une « vareuse et un képi ». La vareuse avait « un collet et des pattes rouges ». Le képi portait les initiales du département. Il s’agissait d’une tunique droite bleu foncé avec deux rangées de cinq boutons et deux poches, un pantalon bleu foncé et un képi bleu. Il devait avoir un fusil à tabatière (chargement par la culasse) ou un fusil Chassepot. Vous pouvez découvrir les hommes en uniforme sur ce site : http://www.francais-en-uniforme.fr/guerre1870.php
La garde nationale mobile n’était pas en capacité de résister face à l’ennemi (armée professionnelle et plus nombreuse) Ils étaient peu armés et n’avaient pas eu les entraînements nécessaires. En effet, la garde nationale mobile n’avait été créée que 18 mois avant la déclaration de la guerre, soit le 1er février 1868 ce qui ne permettait pas une organisation efficace. On fixait deux heures d’exercices minimum par jour. Devant la défaite de l’armée active, les moblots peu expérimentés furent en première ligne durant six mois.
Ces batailles ont été particulièrement terribles et meurtrières, elles ont fait 139 000 morts au total (combat ou maladie). Traumatisé par ces visions cauchemardesques qui n’arrêtèrent pas de le hanter, mon aïeul mit fin à sa vie.
À Jean-Gabriel Gaudeboeuf qui ne mérite pas d’être jugé pour son acte, mais dont l’histoire méritait d’être racontée.
Et vous, avez-vous des ancêtres qui se sont suicidés ? Avez-vous réussi à en découvrir les raisons ?
Edition d’Ophélie
Sitographie
Sur la guerre franco-allemande de 1870
Sur la garde-mobile
Sur la morgue
https://www.retronews.fr/journal/la-petite-gironde/16-avril-1935/241/1254655/4?from=%2Fsearch%23allTerms%3DMonget%2520m%25C3%25A9decine%26sort%3Dscore%26tfPublications%255B0%255D%3DLa%2520Petite%2520Gironde%26page%3D5%26searchIn%3Dall%26total%3D99#%20%C2%AB « Les Roy s’en vont. Le gardien de l’institut médico-légal, qui avait succédé à son père et à son grand-père, prend sa retraite ». La petite Gironde, 16 avril 1935.
Sur le suicide
https://journals.openedition.org/criminocorpus/3797 : « Le suicide est-il une folie ? Les lectures médicales du suicide en France au XIXe siècle ».
https://www.lhistoire.fr/xixe-si%C3%A8cle-qui-sont-les-suicid%C3%A9s « XIXe siècle : Qui sont les suicidés ? »
https://www.revue-interrogations.org/Petits-arrangements-avec-la-mort « Petits arrangements avec la mort volontaire. Suicide, folie et refus de sépulture dans la première moitié du XIXe siècle ».
Un bel article pour un ancêtre qui a eu une vie bien triste !
Encore un bel article très documenté, comme depuis le début de ce challenge, nous sommes gâtés ! Un bien triste destin en effet...